5 mesures d’urgence pour sortir Marseille du péril

Lettre ouverte aux nouveaux et nouvelles élu·es et à la Ministre déléguée au logement (extraits)
Publiée sur Libération.fr, le 20 juillet 2020

Nos tribunes se suivent… et se ressemblent. «20 mois après le drame de la rue d’Aubagne», la formule est désormais consacrée et répétée insatiablement. 4500, 583, 2600: respectivement autant de personnes délogées, immeubles évacués, signalements non traités. La crise des périls à Marseille continue à un rythme constant et personne n’agit, comme si elle était devenue une routine. Même le juge des référés, que nous avons saisi le 26 juin dernier, n’a pas voulu se saisir de la responsabilité de résoudre cette crise tant l’ampleur des désordres «structurels» est grande. Pourtant, rien que pendant le confinement, ce sont encore 29 immeubles qui ont été évacués, autant de vies suspendues en pleine crise sanitaire mondiale. Ni les travaux d’office, ni les réhabilitations, ni les relogements suffisants n’ont été mis en œuvre. Ni les rapports d’experts, ni les chiffres actualisés, ni même la simple brochure d’information que la municipalité devait fournir n’ont été transmis aux personnes délogées et aux habitant·es. Cette crise et la mobilisation citoyenne historique qui lui a fait écho ont été l’un des éléments fondamentaux de la chute de l’ancienne majorité municipale, le monstre qui a dévoré nos murs.

Vous, conseiller·es métropolitain·es et municipaux·les, nouvellement élu·es, Ministre nouvellement nommée, qui prenez la responsabilité des institutions, allez devoir prendre à bras le corps cette situation. Nous vous transmettons aujourd’hui, ainsi qu’aux Marseillais·es, les cinq premières mesures d’urgence qui nous semblent indispensables pour sortir Marseille du péril. Celles-ci sont le résultat de nos expertises citoyennes déjà rendues publiques. La grande majorité d’entre elles sont de simples applications tant attendues de la Charte du relogement, co-écrite par les personnes délogées et les citoyen·nes solidaires puis imposée au conseil municipal et à l’Etat au terme d’une longue mobilisation. 

Nous avons développé ces cinq mesures d’urgence dans ce document que nous vous transmettons. Il est un nouvel exemple de ce que les milliers de Marseillais·es ont appris à faire depuis des années: prendre en main notre propre ville, nouer des solidarités, constituer une expertise d’habitant·es qui devra devenir l’un des piliers de notre démocratie locale dès ces prochains mois et ce dans l’ensemble des quartiers marseillais. Nos ami·es du Sud, du Nord et de l’Est de la ville le savent tout autant que nous: il est temps que la dignité et le droit au logement de chacun·e soient respectés. Prendre la mesure du péril dans lequel notre ville a sombré est plus qu’une urgence, c’est une responsabilité qui vous incombe désormais!

1.  Retrouver enfin nos logements dans un état digne

Il a été fait état dans le courrier des agents de la DPGR dont Le Ravi publiait des extraits en avril dernier que 230 immeubles en péril n’étaient pas suivis (soit presque la moitié des immeubles concernés). L’absence de moyens qui conduit à une telle situation est l’une des principales raisons qui empêche la réintégration digne des logements d’origine. De nombreuses personnes délogées se retrouvent aussi dans des situations ubuesques où en l’absence de constat d’insalubrité, l’on contraint et n’offre aucune solutions aux habitant·es que de ré-habiter des logements inhabitables de façon flagrante. Parmi les 1123 personnes réintégrées, un grande part d’entre elles sont ainsi reconduites dans des situations de mal-logement graves. De nombreuses personnes délogées se trouvent ainsi dans des conflits judiciaires interminables et enjoints à payer des indemnités d’occupation illégitimes de plusieurs milliers d’euros. Seule l’absence de péril est aujourd’hui vérifiée mais uniquement lorsque les habitant·es en font la demande, laissant de côté de nombreuses personnes qui ne sont jamais informées de leurs droits.

1.1. Nous alertons le nouveau conseil municipal sur la nécessité d’assurer un passage systématique d’«un homme de l’art sous 3 jours afin de réaliser un diagnostic pour s’assurer de l’état des parties privatives de l’immeuble» (article III.2.2. de la Charte du relogement), vérifiant l’état des logements faisant l’objet d’une mainlevée de péril. Ces technicien·nes et architectes devront être accompagné·es d’opérateurs et opératrices indépendant·es, mandaté par une structure tierce, en capacité de diagnostiquer et signaler l’insalubrité et les possibles infractions au RSD. Les rapports de visite devront enfin être transmis automatiquement aux occupant·es. La Ville doit assurer les moyens d’un maintien dans le logement temporaire le temps que soient levées les « suspicions d’insalubrité » grâce à la mise en œuvre des travaux nécessaires (III.2.3.[1]). L’application de cette mesure doit être rétroactive, annulant ainsi les indemnités d’occupation actuellement demandée par la SOLIHA aux locataires ayant refusé leur réintégration pour cette raison ou étant donné le traumatisme psychologique subit (III.4.1.). 

1.2. Nous alertons le nouveau conseil municipal sur la nécessité d’organiser enfin les travaux d’office dans les nombreux cas où les propriétaires sont défaillant·es. Il faut donner les moyens nécessaires aux agents d’assurer ce suivi et un audit précis de l’ensemble des situations doit être réalisé. Les associations et collectifs signataires de la Charte ainsi que les occupant·es doivent être informé·es avec précision des résultat de cet audit et de l’ensemble des informations, expertises, décisions les concernant (II.2.3.) grâce à la création d’un guichet unique de la transparence ainsi que dans le cadre du comité de suivi de la Charte qui ne s’est plus réuni depuis janvier 2020 (celui-ci étant pourtant prévu pour être bimestriel). Il faut enfin passer un marché à bon de commande et se doter du budget nécessaire (conformément à l’obligation de déployer des moyens exceptionnels prévue par la Charte) afin de réaliser en urgence l’ensemble des travaux d’office nécessaires (I.2.1.6.) comme cela a été obtenu grâce à la mobilisation des habitant·es du haut de la rue Curiol.

2.  Sortir de la stagnation organisée du relogement

La directrice de la SOLIHA nous communiquait récemment que le parc de logements dont elle disposait ne permettait d’opérer de nouveaux relogements temporaires ou définitifs cohérents avec les besoins des personnes délogées. Cette situation de saturation explique en outre le maintien en hôtels et appart-hôtels de 523 personnes (en janvier dernier, ce chiffre a pu probablement augmenté au vu des dizaines d’arrêté de péril et d’insalubrité pris depuis cette date), certaines depuis plusieurs mois tandis que l’article II.3.1. prévoit que «le séjour en hébergement ne devra pas dépasser 1 mois sauf situation exceptionnelle motivée». Ce «bouchon» du relogement empêche certaines personnes délogées de retrouver une vie normale, certain·es depuis novembre 2018. Des incidents de parcours de vie sont également directement impactés, comme cette mère de famille qui suite à un accident ne peut plus retourner chez elle, son logement temporaire étant devenu inadapté à sa situation. En janvier dernier, seule 190 personne avaient pu être relogées définitivement, un chiffre alarmant lorsqu’on sait qu’environ une centaine de personnes sont, elles, maintenues en hôtel depuis plus d’un an.

2.1. La Ville doit ressaisir de l’extension du parc de logements disponibles en lieu et place de la Métropole à laquelle cette mission a été transférée sans que les signataires de la Charte du relogement en soient informé·es. Il devra donner mandat à la SOLIHA pour capter de nouveaux logements selon la stratégie définie dans l’article V.3.1. (parc privé): 

« –        Mobilisation du parc de logements vacants ;

  • Développement de l’offre d’intermédiation locative ;
  • Bail à réhabilitation et mise en location de logements conventionnés via les aides ANAH aux propriétaires bailleurs ;
  • Mobilisation de parc de logement privé conventionné.»

et l’article V.3.2. (parc public) la Charte :

«Pour les publics n’ayant pas accès au logement social, le portage du bail pourra être réalisé par un opérateur, via un dispositif adapté, en vue d’un relogement définitif, sous condition de ressources. 

La puissance publique définit des objectifs quantifiés et planifiés pour mettre à disposition autant de nouveaux logements (IML, hébergement d’urgence, parc social, parc conventionné…) que de logements mobilisés dans le cadre de la prise en charge des personnes évacuées.»

2.2. Les services de la Préfecture disposent déjà d’un recensement du parc de logement vacant effectué à la demande de l’inter-association début 2019 grâce au fichier des taxes d’habitation, sur lequel le pouvoir de réquisition pourrait être mobilisé dans de nombreux cas si les propriétaires refusaient de coopérer. En outre, l’enquête « La grande vacance » (La Marseillaise – Le Ravi – Médiapart – Marsactu) avait également révélé que 51 immeubles vacants sont la propriété de la Ville de Marseille, laissés à l’abandon et pourraient être réhabilités par la Ville ou la Métropole, sous contrôle citoyen[2].

2.3. L’extension du parc dédié au relogement devra permettre enfin la réalité du droit au retour des personnes délogées le souhaitant, défini dans la section III.4. de la Charte.

2.4. En attendant leur relogement ou réintégration, il est urgent de revenir en arrière sur la mesquine « Taxe chatons » mis en place par l’ancienne majorité pendant le confinement. La prise en charge des animaux de compagnie en hôtel doit redevenir gratuite.

3.  Protéger les Marseillais·es des petits et grands drames.

Alors que nous dénoncions en avril dernier avec nos partenaires associatifs «l’homicide par négligence qui se prépare»[3], rien n’a été mis en œuvre pour protéger les Marseillais·es de nouveaux drames, le courrier suscité des agents de la DPGR faisant état de plus de 2 600 signalements d’immeubles sous suspicion de péril en attente d’une prise en charge. Aussi, nous avons régulièrement signalé des situations de cambriolage ou de vandalisme effarantes, comme celle, rue de Rome, de cette personne qui se retrouve à 4h du matin menacée par une arme, le cambrioleur ayant fait intrusion via l’immeuble voisin évacué et jamais sécurisé. D’autres personnes que nous avons accompagnées ont également dû subir le refus des services de police de prendre les plaintes faute de consignes claires.

3.1. Plusieurs dizaines de situations de cambriolage ou de vandalisme ont été recensées et dénoncées. La DPGR doit disposer de moyens pour sécuriser l’ensemble des immeubles par l’installation de portes sécurisées et l’obstruction des fenêtres, comme cela avait été demandé dans le cadre des négociations de la Charte mais refusé par l’ancienne majorité.

3.2., Il faut donner les moyens aux services de la Ville de traiter l’ensemble de ces signalements. Les personnes ayant effectué ces signalement devront être informées par écrit des suites de ceux-ci (article 25-1 A, loi n°2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leur relation avec les administrations)

3.3. Ces signalements, qui concernent la sécurité des personnes et des biens, sont traités – lorsqu’ils le sont – dans la plus totale opacité. Il est nécessaire d’ouvrir immédiatement un guichet unique d’information et de la transparence des expertises et de l’ensemble des dossiers concernant les périls. Cela permettrait d’informer, de rassurer, de respecter le droit à l’accès aux documents administratifs et de faire valoir les droits des personnes face aux responsabilités de certains syndics ou bailleurs.

4. L’inconditionnalité du droit au (re)logement.

L’exemple des personnes délogées du 59 avenue St Just et leur mobilisation actuelle dévoile collectivement la situation de nombreux·ses occupant·es qui n’ont pas accès aux dispositifs existants. Les premières annonces de la nouvelle Mairie ne satisfont actuellement personne. D’abord parce qu’elles sont contraires à la Charte du relogement, puis qu’elles renvoient à des solutions «au cas par cas» et traitées directement par les élu·es plutôt que par les services spécialisés et compétents. Les personnes étrangères ou sans droits ni titres ne doivent plus être renvoyées à des droits d’exception. La suspicion systématique portées sur les personnes étrangères (citons aussi les cas célèbres du 36 rue Curiol, de Maison Blanche ou du bd Dahdah) créé un système de filtrage et désespère les personnes de faire valoir leurs droits. Il revient aux opérateurs de prouver l’illégalité supposée d’une occupation et non aux personnes. Pourtant, il s’agit actuellement d’un automatisme tandis que les personnes de nationalité française voient leurs dossiers instruits systématiquement avant même avoir apporté leurs preuves d’occupation. Citons aussi les cas d’incendie ou d’accidents, fruit de débats absurdes lorsqu’il s’agit de personnes aux statuts précaires, tandis que dans de nombreux autres cas, la prise en charge est automatique (la prise en charge des personnes délogées de la rue d’Aubagne, puis deux semaines plus tard des personnes délogées suite à un incendie au Panier, en sont emblématiques). Dans tous les cas de figure, toute personne doit être prise en charge au titre du péril puis se voir proposer une solution de logement pérenne.

4.1. L’Etat doit impérativement organiser le respect du droit à l’hébergement sans condition, conformément aux promesses du ministère en date du 2 juillet 2020[4]. Nous nous inquiétons en effet que des centaines de personnes soient mises à la rue après la fin de la trêve hivernale prolongée le 10 juillet. Cette situation concerne l’ensemble des personnes sans-abris dont nous sommes solidaires et doit permettre la pérennisation de l’accès au logement pour toutes et tous.

4.2. Dans le cadre de la Charte du relogement, l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence doit être appliquée en coopération entre les services de la Ville et de l’Etat, tel que stipulé à l’article II.3.1. de la Charte : «L’ensemble des personnes évacuées auront accès à l’hébergement d’urgence jusqu’au relogement sans conditions de statut d’occupation ni de statut administratif, aux frais avancés de la puissance publique.». Il revient à la Ville, à l’initiative des arrêtés de péril, des évacuations et de l’instruction des dossiers à l’EAPE, doit s’assurer de cette égalité de traitement.

5. La Rue d’Aubagne : respect et mémoire, enfin !

Ces derniers mois, le conseil citoyen du 1/6, l’association des «riverains de la rue d’Aubagne» et le Collectif du 5 novembre ont adressé une série de courrier à M. Gaudin ces derniers mois concernant notamment la démolition des n° 69 et 71 rue d’Aubagne. Cette démolition et surtout ses conditions sont contestées, lésant les propriétaires et mettant à nouveau en danger les riverains sans concertation préalable. Ce lieu symbolique ne peut plus être l’objet de raccourcis politiciens, réactivant sans cesse le traumatisme collectif.

5.1. Il est urgent de résoudre enfin la situation spécifique de la rue d’Aubagne. Nous demandons expressément dans les courriers suscités:

  • l’information des habitants des modalités liées au chantier en fonction des différentes étapes ;
  • l’enlèvement des biens des occupant·es côté impair ;
  • la mise en place de référés préventifs sur les immeubles proches ;
  • une information et une concertation préalable sur les possibles nouvelles évacuations et leurs conditions ;
  • une sécurisation concertée du site et de ses environs (problèmes possibles d’amiante, impact sur les structures des immeubles adjacents etc.)

6. Les suites

Ce plan de sortie de crise doit être une première étape et poser les jalons d’une résorption plus globale du logement indigne à Marseille. Il faudra organiser un véritable programme de co-construction de la ville de demain dès la rentrée prochaine, avec les habitant·es, les collectifs et associations signataires de la Charte.

6.1. Afin que la mémoire du drame soit enfin respectée, il est nécessaire que soit officialisé le nouveau nom de l’angle rue Moustier/rue d’Aubagne/rue Jean Roque/rue de l’Arc, rebaptisé «Place du 5-novembre» par les habitant·es et que le site de l’effondrement fasse l’objet d’une concertation spécifique et innovante quant à son devenir, avec les associations, collectif, habitant·es, les familles et les proches des victimes.

6.2. L’objectif de 25% de logements sociaux répartis sur l’ensemble du territoire doit être acté, négocié avec les opérateurs et institutions compétentes et budgété au plus vite. La captation de nouveaux logements par la puissance publique pour reloger les personnes (Mairie et Métropole) doit être planifiée dès la mise en œuvre de ces cinq mesures conformément aux dispositions déjà actées (articles III.4.2. et V.3.2.). Cela permettra que la mobilisation du parc social au profit des personnes délogées n’impacte en aucun cas la disponibilité de logements sociaux pour les plus précaires des Marseillais·es (article V.3.2.). 

6.3. Ce plan devra être mis en œuvre comme une première pierre de la co-construction d’un projet urbain plus global avec les habitant·es, personnes délogées, collectifs et associations signataires de la Charte (article V.6.). Ce projet devra notamment s’appuyer sur:

  • un moratoire et une reconstruction du Projet Partenarial d’Aménagement avec les habitant·es, collectifs de quartier et conseils citoyens;
  • une révision du PLUi en suivant les recommandations portées par exemple par l’association Un Centre-Ville Pour Tous;
  • un plan de lutte contre le sans-abrisme et pour l’insertion sociale coconstruit avec les associations spécialisées et les personnes concernées;
  • l’objectif de résorption de l’habitat indigne avec les associations, collectifs militants et personnes concernées à l’échelle de l’ensemble de la ville et des parcs privés comme public. Il s’agit de ne plus feindre que le mal-logement se restreindrait à un problème de marchands de sommeil. 

6.4. Enfin, si ces mesures permettront une sortie de crise rapide, c’est bien l’ensemble de la Charte du relogement qui doit être appliquée, avec les moyens nécessaires. Le bilan prévu en décembre 2019 doit être rapidement réalisé, à l’aide d’outils d’évaluation qualitatifs et quantitatifs (article V.2.). 


[1] Les articles ainsi cités font références à la Charte du relogement des personnes évacuées : https://charte.collectif5novembre.org/

[2] https://marsactu.fr/comment-la-ville-de-marseille-a-laisse-pourrir-ses-propres-immeubles-par-dizaines/

[3] https://www.liberation.fr/debats/2020/04/16/a-marseille-l-homicide-par-negligence-qui-se-prepare_1785345

[4] https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/hebergement-durgence-le-gouvernement-reste-mobilise-pour-eviter-les-remises-la-rue-apres-le-10


Et maintenant? 2 ans après le 5 novembre 2018, le bilan

Le 20 juillet dernier, nous avions publié nos mesures d’urgence pour #SortirMarseilleDuPéril dans Libération, alors qu’une nouvelle mairie, une nouvelle métropole et une nouvelle ministre s’installaient. Trois mois plus tard et alors que les évacuations continuent (environ 5000 personnes désormais), nous faisons le point chaque jour sur l’une de ces cinq mesures : voir par ici