dessins de © David Jaumouillé
Dès 18h30, c’est une foule nombreuse et diverse qui se presse autour de Noailles. Comme l’attestent les témoignages, ce sont « tous types de personnes, de tous les âges et milieux, il y a des jeunes, des retraités, des personnes âgées, des ados, des familles et aussi beaucoup d’enfants, avec leurs parents, et beaucoup de poussettes ». Il y a aussi « les familles et les proches des personnes décédées sous l’effondrement des immeubles ». Et « beaucoup de gens pour qui c’est leur première manif ». « Il y a beaucoup de personnes âgées ». Cette foule immense se décrit comme « solidaire », « pacifiste », « émue », « triste et en colère », « profondément touchée par le drame du 5 novembre ».
Les participant.e.s à la Marche sont si nombreux et nombreuses que lorsque le cortège de tête parvient devant l’hôtel de ville et s’apprête à demander une minute de silence et à déclamer les revendications, les gens en queue de marche sont encore en train d’arriver sur le Quai du Port et de se diriger vers la mairie dont, selon Claire, les barrières positionnées en rangées autour du bâtiment « entravent le mouvement de la foule et le positionnement des participants » de la Marche.
François raconte : « J’ai été étonné d’arriver devant une mairie laissée sans lumière, sans représentants publics, sans dispositif de sécurisation des manifestants. Nous étions très calmes. Cinq minutes après notre arrivée, j’ai pu voir et entendre des pétards exploser. De simples pétards comme j’en ai utilisé dans mon adolescence. Tout de suite après, un immense nuage de gaz lacrymogènes nous a tous submergés, provoquant un mouvement de panique et des bousculades, les gens courant dans toutes les directions par peur des brûlures respiratoires et oculaires. »
Effectivement, tous et toutes partagent ce sentiment de surprise et de panique que créent les détonations quasi-immédiates des grenades de gaz lacrymogènes et l’aspect disproportionnel de l’usage de la force dès l’arrivée à la mairie. Comme le rapporte Carla, ce sont de véritables « salves de gaz » que « les gens massés, nombreux, coincés entre un front bâti en la mer » subissent, « impuissants ».
C’est que, à cette première charge subite et massive de bombes de gaz lacrymogènes, s’ajoutent les charges successives violentes, gratuites, et de nombreux coups de matraques donnés sur la tête, dans le dos : plusieurs blessé.e.s sont déjà à déplorer, il n’est pas 19h25 !
De 19h30 à 20h, ce déploiement de force et de répression ne tarit pas, au contraire, il prend d’autres formes : alternance de charges de lignes de six à huit CRS, interpellations musclées, coups de matraque des policiers en civil, gazages individualisés à bout portant…
Il est à peine 20h, c’est « l’accalmie », le « statu quo bizarre après tout ce déploiement de violence et de terreur ». Les gens se remettent de leurs brûlures et de leurs chocs, il y a ceux et celles qui retrouvent leurs amis, ceux et celles qui ne peuvent pas les rejoindre car, en fait, la manifestation a depuis longtemps été scindée en deux et séparée par des lignes de CRS (dès 19h15 lors de la première offensive gaz, charges, matraques). Certains scandent des slogans, les faux sapins de Noël prennent feu chacun leur tour, les gens regardent et entonnent un défoulant : « Gaudin, ça sent le sapin », chacun-e prend des nouvelles des autres, commente ce qui vient d’être vécu.
20h30-20h40. On ne sait pas trop si c’est « un policier » ou « un CRS » qui revêt une écharpe tricolore. On ne sait pas trop non plus ce qu’il fait : Tristan-Paul dit que « le policier porteur d’une écharpe tricolore serait en train d’annoncer une sommation mais visiblement personne ne l’a entendu ».
Pour clore ce nouvel épisode « violent », « brutal », « ahurissant », « marquant », les témoignages permettent de révéler deux moments particuliers saisissants, quasiment au même moment, vers 20h45.
Tout d’abord, un jeune homme est gravement blessé par un tir de grenade de désencerclement. Cela se déroule au niveau de la Grande Roue, c’est-à-dire à la fin de la dispersion précédente, alors que tout le monde court et fuit, de dos aux escadrons de CRS qui poursuivent leurs manœuvres.
Johanna : « J’ai vu un homme se faire blesser au visage (joue droite) par un éclat de grenade, lancée donc assez loin en avant par les CRS parce que j’étais vers le milieu de la foule, voire assez devant. L’homme courant comme moi au milieu de la route, était entouré de plusieurs filles qui l’ont relevé, il était bien sonné, se tenait la joue, les yeux fermés et elles ont crié : « Pompiers ! ». Nous étions de dos, en train de courir vers la Canebière. J’ai été assez effrayée de voir ce pauvre gars se faire blesser, parce qu’on se dit que ces éclats frappent n’importe où. »
Alain : « À hauteur de la Samaritaine, un jeune homme est effondré, une vilaine blessure juste au-dessous de l’œil droit. Sa joue a littéralement triplé de volume (je soupçonne une fracture du maxillaire supérieur), les pompiers sont appelés et les premiers soins donnés. »
Jeanne : « Je me dirigeais rapidement vers la Canebière pour quitter la manifestation et éviter les gaz lacrymogènes qui tombaient tous azimuts lorsque j’ai entendu une forte détonation. Des personnes se sont mises à courir autour de moi en criant : « j’entends plus rien ! ». Un ami m’interpelle : « il y a un mec qui s’est pris un truc, il est tombé, viens ! » Nous marchons quelques pas en sens contraire et voyons un homme relevé du sol par deux autres, le visage ensanglanté. »
Suzi : « Au niveau de la Grande Roue, quand tout le monde court pour échapper à une autre charge soutenue des CRS, je me retourne et je regarde en l’air car j’entends un sifflement et je vois une trainée de projectile qui arrive en cloche juste au-dessus de la foule qui fuit et crie. Dans une forte détonation, le projectile éclate en l’air, ça fait comme un feu d’artifice et les éclats retombent épars sur les gens en dessous. »
Silvia, enfin : « Les CRS ont commencé à nous charger à plusieurs reprises et nous à courir car ils frappaient tout le monde sans distinction avec les matraques. Nous étions environ à hauteur du numéro 60 du Quai du Port quand j’ai entendu une explosion, j’ai ressenti une forte douleur aux jambes et j’ai dû m’arrêter. J’ai retourné la tête vers É. qui était à côté de moi, par terre. Moi et d’autres gens l’avons aidé à se relever et son visage était plein de sang. Nous avons avancé en le soutenant debout jusqu’à trouver un lieu au bout du Vieux-Port pour nous asseoir. J’ai demandé à quelqu’un d’appeler les pompiers et j’ai regardé mes jambes : j’avais des blessures à la jambe gauche. É. était plein de sang sur le visage qui était fortement enflé. Nous avons dû aussitôt nous déplacer à cause des CRS qui continuaient à charger et nous sommes mis à l’abri d’un restaurant. »
Le jeune homme en question, gravement blessé, a porté plainte et une enquête à été ouverte par le procureur de la République.
Au même moment, un épisode étonnant arrive. Quatre personnes en attestent (trois témoins et une victime).
Jeanne : « Une voiture de police (fourgonnette) déboule à toute vitesse, gyrophares allumés, en direction des derniers manifestants qui couraient toujours sur le quai direction Canebière. La voiture semble foncer sur les piétons (nombreux) qui sautent sur le bord de la route pour ne pas se faire écraser. Je vois que les piétons s’arrêtent et se plient en deux. Je réalise alors que la fourgonnette a les vitres baissées et que les policiers à l’intérieur gazent les gens par les fenêtres, arbitrairement et massivement. »
Julien et sa camarade en font les frais directement : « Au moment d’arriver à l’angle de la Grande Roue, une voiture de police a ralenti en passant à côté de nous, avec deux membres de la BAC à l’intérieur, et nous a gazés à bout portant, sans sommation. Ma camarade étant asthmatique, elle a fait une crise pendant près d’une demi-heure. »
20h50. La manifestation est finie, à grands renforts de matraquages sur les crânes, de gazages, d’insultes, de poussées, de frayeurs, de détonations, d’armes dangereuses. La manifestation est finie, tout le monde est dispersé au maximum entre la rue de la République, le début de la Canebière et les petites rues adjacentes à l’église St-Ferréol. La manifestation est finie, mais pas la terreur policière.
Pour les victimes et témoins de ce qui se déroule ensuite sur la Canebière, au choix, c’est là un moment « intense », « choquant », « traumatisant », « scandaleux », « d’une violence inouïe », « hallucinant », « ahurissant », « terrorisant ». Tant que pour certaines personnes il leur est ensuite « impossible de dormir », que ces « images (les) hantent » et que pour d’autres, elles « garde(nt) les yeux grand ouverts toute la nuit sans pouvoir desserrer les dents » et « ont la boule au ventre ».
20h50-21h. Alors que les unités alignées de CRS font un barrage sur la Canebière au niveau du Vieux-Port et interrompent quelques instants leurs manœuvres, des policiers et une policière en civil (des agent.e.s de la Brigade Anti-Criminalité) surgissent depuis le Centre Bourse et fondent comme une « meute enragée ».
Entre 21h05 et 21h20. Ça ne s’arrête jamais, on dirait. Loin d’être satisfaits et satisfaite de cette « bastonnade », les policiers et la policière de la BAC continuent donc leur course effrénée dans les rues de Noailles, au cœur même du quartier meurtri qui pleure encore ses morts et ses mortes.
Ce n’est pas fini, toujours pas, malheureusement.
Entre 23h et 23h20 et jusqu’à très tard. C’est maintenant à la Plaine que sévissent gazage massif et abusif (jets de grenades, spray à bout portant), coups de matraques gratuits, insultes. Une agression à caractère sexuel est à déplorer. L’odeur des gaz lacrymogènes est dans l’air dès le cours Lieutaud au départ de la rue des Trois Mages.
Le témoignage de Jean-Baptiste est édifiant : « Je me suis fait gazer alors que je buvais un verre au bar Le Couz’In place du chien saucisse ; les CRS ont tellement mis la sauce que c’est descendu de la Plaine jusqu’aux terrasses. Quand je suis allé voir ce qui s’y passait et que j’ai commencé à prendre des photos face à la violence des policiers (tir direct de grenades lacrymogènes dans un groupe de dix personnes sans armes de l’autre côté de la rue), trois civils m’ont pris à part pour me violenter et m’humilier : ils m’ont tordu les tétons avec « caressage » de parties génitales tout en m’insultant et m’enjoignant de réagir, etc. « On mange bien, hein, on est bien gras et on vient faire le rebelle » en me tordant le ventre. « Pourquoi tu dis plus rien, hein, quand je te fais ça ? » Quand ils ont vu que je ne réagissais pas comme ils l’entendaient pour pouvoir m’embarquer ou me tabasser, ils m’ont chassé en m’interdisant de passer par le chemin pour rejoindre mon appartement. « Allez, dégage, clochard, c’est pas comme si tu travaillais demain ». Je n’ai jamais subi une agression aussi violente de ma vie. Je me suis senti humilié et violenté sans pouvoir rien faire, et je sais qu’il n’y a malheureusement que peu de recours face à la violence policière sauf que je ne l’avais jamais vraiment vécue aussi directement. »
Carla : « J’étais avec deux amies au Bar de la Plaine, près de notre maison. Vers 23h, toute la place était gazée par les gaz lacrymogènes, nous avons fermé les portes pour nous en protéger car c’était difficile de respirer. Après la dispersion du gaz, nous sommes sorties sur la terrasse pour respirer à l’air libre. Nous sommes restées avec des verres devant le bar. Alors que je parlais avec mes amies, j’ai vu tout d’un coup six ou sept policiers avancer vers nous. J’ai pensé qu’ils voulaient nous informer de leurs activités. Mais ils ont tiré avec des bombes lacrymogènes, en visant notre groupe sans hésitation, directement sur les gens. Un projectile m’a atterri sur la main gauche. J’avais soudain la sensation que tous mes os à l’intérieur explosaient. Choquée, je me suis protégée en courant dans le bar à côté où j’ai reçu de la glace contre le gonflement. Environ une heure plus tard (note : autour de minuit donc), avant de rentrer à la maison, j’ai voulu parler en personne avec les policiers qui étaient toujours là. Ils étaient environ 30 policiers, quelques-uns en civil avec ce qui semblait être une mitraillette et une écharpe noire devant la bouche pour cacher leur visage. Ces derniers s’approchaient de moi, l’air menaçant. J’ai dit qu’ils avaient tiré sur moi, alors qu’il était évident que je n’étais qu’une cliente du bar, que je suis blessée et qu’ils pouvaient au moins s’excuser. Ils en ont juste ri. »
Emeline : « Des flics arrivent en voiture à l’intérieur de la place (deux fourgonnettes). Au bout d’un moment, bien à l’abri derrière leur mur de 2.5 mètres, sans sommation et sans voir sur quoi ils jettent puisqu’on ne voit rien derrière ce mur, ils envoient beaucoup de grenades lacrymogènes (j’en ai compté au moins six) pendant les deux minutes que dure la vidéo. Ensuite, environ dix minutes plus tard, ils font le tour du mur, garent leur fourgon pour empêcher le passage de voitures venant de la rue Thiers ou de la Plaine et gardent le carrefour. Ils empêchent les gens à pied de se diriger vers la rue barrée, et intimident, poussent quelqu’un qui ne leur a rien fait, lancent un chien, puis gazent ceux qui n’obéissent pas. Immobilisent au sol une femme pendant plus de cinq minutes. »
Maude : « Entre 23h10 et 23h15. Du haut de ma fenêtre, habitant au xx Place Jean Jaurès, la police – CRS et chiens – se tient devant le portail qui ferme le mur de la honte. Sur la droite, venant de la direction du Bar de la Plaine, un jeune couple se dirige vers les forces de l’ordre afin de prendre à droite et de passer en direction de l’alimentation. C’est alors que le policier accompagné de son chien ne parvient à retenir l’animal qui, équipé d’une muselière, bondit sur l’homme. Ce dernier se défend en protestant contre le groupe de policiers. C’est alors qu’un autre policier le pousse violemment à plusieurs reprises, puis le gaze à bout portant avec une bombe lacrymo au point que l’homme tombe la tête la première entre la barrière et les poubelles. Pendant ce temps, son amie proteste verbalement, elle est immédiatement mise à terre très violemment contre le mur, face aux poubelles (vidéo existe). Elle ne bouge pas, a les bras le long du corps, tandis que plusieurs policiers la maintiennent de force au sol. Elle restera au sol plusieurs minutes avant que son compagnon ne se relève et s’éloigne. Dix minutes plus tard environ, alors qu’un groupe de personnes est debout, devant le Bar de la Plaine et regarde en direction des policiers, ces derniers se mettent en groupes de quatre ou cinq à charger et se ruent sur le groupe qui n’avait rien fait du tout. Le policier avec son chien les suit et ne maîtrise toujours pas son chien qui saute sur un homme. Le groupe de badauds se disperse alors, aveuglés et quasi tous atteints par les gaz lacrymo. Un homme d’une trentaine d’années proteste contre le policier avec son chien. Ce dernier ne maîtrise encore pas son chien et pousse violemment l’homme. »